Le Trait-d’union, vol. lxvi, no. v (mai 2010)
Que représente pour la population de Pondichéry le nom « Sri Aurobindo » ?
Pour beaucoup c’est simplement celui d’une rue (amputée du « Sri » de respect initial). Mais une assez forte minorité en sait plus, les connaissances s’étageant de la dénomination de philosophe, de yogi et pouvant aller jusqu’à la dévotion d’une image presque divine poussant les pèlerins à aller s’incliner devant sa tombe à l’ashram. En fait l’ashram Sri Aurobindo s’inscrit dans la liste des lieux de pèlerinage dont les Indiens sont friands et qui viennent par autobus entiers des quatre coins de l’Inde faire la tournée des lieux saints de la région. Dans la ville, on s’irrite souvent de cet afflux « d’étrangers ».
Le 4 avril est la date du centenaire de l’arrivée de ce sage à Pondichéry où s’achèvera sa vie terrestre le 5 décembre 1950.
Pour qui voudrait avoir une connaissance plus réelle de cet être d’exception, un livre serait à lire : « Les vies de Sri Aurobindo » publié récemment par « Columbia University Press, New York ».
Il peut se commander par internet . . . et parvient rapidement.
Que le titre ne fasse pas peur : le pluriel « les vies » n’annonce pas un livre énorme mais prépare seulement le lecteur à aborder le récit de la vie en plusieurs étapes fort différentes de cet être d’exception.
Cet ouvrage d’environ 500 pages est remarquable. C’est une biographie exhaustive de la vie du penseur sous ses multiples facettes depuis sa naissance, le 15 août 1872 à Calcutta. Son nom « Aurobindo » signifie lotus en sanscrit. Il passa sa petite enfance dans une ville de province, Rangpur, où son père, médecin, occupait un poste de responsabilité dans le service de santé. La langue utilisée à la maison était l’anglais et non le bengali, de par la volonté de son père, convaincu de la supériorité de la culture anglaise dont il voulait que s’imprègnent ses enfants. Ce fut donc dans cette langue que le jeune Aurobindo s’exprima et pensa durant son enfance. Le père avait de l’ambition pour ses fils : afin qu’ils acquièrent une réelle éducation anglaise et passent le prestigieux concours de l’ICS (équivalent de l’ENA) auquel pratiquement aucun Indien ne pouvait prétendre, il partit avec toute sa famille installer les trois garçons en Angleterre. Aurobindo avait alors 7 ans. Il fit ses études secondaires à Manchester. Puis il passa deux ans à Cambridge où il plongea avec enthousiasme dans la littérature gréco-latine ainsi que dans la culture classique française. Mais il n’aimait pas l’Angleterre ni les Anglais. À Cambridge il afficha une position nationaliste indienne et prononça des discours éloquents à ce sujet. Cela suffit à lui barrer la voie du service de l’ICS pour lequel il n’avait aucun goût. Il était loin du rêve de son père : toutefois il n’osait afficher son refus. Il se présenta donc au concours auquel il échoua pour inaptitude à l’équitation.
Il reprit donc le chemin de l’Inde … en janvier 1893. Mais son père venait de mourir soudainement ayant reçu la fausse nouvelle qu’Aurobindo avait péri dans le naufrage du bateau par lequel il l’attentait. Le jeune homme gardera des années le malaise de cette mort liée a son retour.
Peu avant son départ, il avait été présenté au maharaja de Baroda de passage à Londres qui avait accepté de le prendre à son service. Baroda devint donc sa destination dans l’Inde. Il y resta treize ans, d’abord comme fonctionnaire puis comme enseignant. Mais il n’aimait pas Baroda. La littérature était son passe-temps favori. Il écrivait des poèmes dont quelques-uns nous sont parvenus. Ses liens affectifs étaient avec sa famille au Bengale. Lors d’un séjour à Calcutta, en 1901, il se maria.
Dans le livre de Peter Heehs on peut suivre son parcours à Calcutta, puis à Pondichéry. Il passa quatre années à Calcutta, des années très riches et mouvementées : action politique, prison, pratiques de la vie spirituelle, puis départ clandestin pour Pondichéry. Cette longue, dernière partie de sa vie est la mieux connue des Pondichériens, mais ils auront encore beaucoup à découvrir dans ce livre qui est d’une lecture aisée.
Peter Heehs se révèle à nous comme un historien très sérieux qui appuie toutes ses affirmations sur des documents chaque fois cités avec toutes les références données dans l’index. Une bibliographie complète l’ouvrage qui est à cent lieues d’une hagiographie. Nous sommes surpris d’apprendre qu’aucune édition ne se fera dans l’Inde et que l’ouvrage ferait l’objet de plusieurs procès. On ne peut y croire. D’où peuvent venir ces attaques? Des dévots perturbés dans l’image qu’ils se faisaient de leur idole? De parents de personnages cités dans l’ouvrage? Je me perds en conjectures. Peter Heehs présente les êtres et les faits avec retenue. Il parle par exemple de façon neutre et discrète des quelques liaisons féminines d’Aurobindo. Les personnages hostiles qui lui ont causé du tort ne font l’objet d’aucune remarque péjorative pour les discréditer ; au contraire l’auteur note les raisons qui ont pu les pousser à s’en prendre à Aurobindo. L’objectivité de l’auteur s’impose à nous au cours de la lecture. Et pourtant on nous dit que le livre a suscité de violentes réactions dans l’Inde.
L’auteur nous offre là une biographie modèle qui interpelle le lecteur grand public.
Merci à lui.
David Annoussamy
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La Revue d’Auroville, no. 26 (janvier-mars 2009)
The Lives of Sri Aurobindo, biographie écrite par Peter Heehs, qui a longtemps travaillé aux Archives de l’Ashram, est sorti récemment aux Etats-Unis mais elle ne semble pas sur le point de sortir en Inde.
Contrairement à d’autres livres racontant la vie de Sri Aurobindo, c’est une étude obéissant aux règles des travaux universitaires et basée sur de nombreuses sources authentiques. Peter Heehs a fait un gros travail de recherche pendant de longues années fouillant des archives à Delhi, Calcutta, Baroda, Londres et Paris.
Ecrire une biographie de Sri Aurobindo soulève trois sérieuses questions.
D’abord, et c’est la plus importante : est-ce une entreprise nécessaire, et même une entreprise envisageable ? On se souvient de la remarque de Sri Aurobindo :
« Ni vous ni personne ne savez rien de ma vie, Elle n’a pas été à la surface pour que les hommes puissent la voir. »
Deuxième question : si c’est une biographie destinée à des lecteurs – universitaires ou intellectuels – intéressés par le révolutionnaire ou le poète Sri Aurobindo, toute étude de sa vie spirituelle sera considérée comme superflue, incompréhensible, ou appartenant au domaine de la psychanalyse et devant être traitée comme telle.
Troisième difficulté : si ce livre est écrit pour ceux qui sont des disciples de Sri Aurobindo, ceux-ci ne vont-ils pas être choqués par toute description ou récit modifiant l’image qu’ils se sont faite de leur guru, image qu’ils vénèrent profondément ?
La biographie de Peter Heehs, et c’est un paradoxe, me paraît ne pas contredire la première affirmation de Sri Aurobindo. En effet, quand on a refermé le livre, Sri Aurobindo apparait davantage qu’auparavant comme une immensité inembrassable, une profondeur insondable. Tous ces épisodes relatés par l’auteur, ces documents détaillés et témoignages divers finissent bien par dessiner une silhouette, mais ce n’est pas celle d’un homme qui s’appellerait Sri Aurobindo, c’est la silhouette de ce qu’on n’atteindra jamais de Sri Aurobindo, c’est, inscrit en creux, la touche de l’invisible. Et elle évoque chez le lecteur un sentiment renouvelé de merveilleux. On pense à la remarque d’un biographe de Shankaracharya, Madhava Vidyaranya, parlant de ses efforts pour raconter la vie d’un être aussi exceptionnel : « Dans un petit miroir, même le front immense d’un éléphant peut être vu clairement. »
Quant aux attentes différentes de ceux des lecteurs qui sont des « devotees » et ceux qui sont des universitaires, Peter Heehs semble avoir trouvé un positionnement subtil et juste. Prenons par exemple le moment capital en 1908 lorsque Sri Aurobindo rencontre le yogi Bhaskar Lele, médite avec lui et fait l’expérience du silence absolu, du brahman sans forme. L’auteur insiste sur le tournant spectaculaire que représenta cette expérience à cet instant particulier. Sri Aurobindo était justement au moment le plus intense de sa vie de leader politique. « Il était arrivé à Baroda [où il devait rencontrer Lele], leader d’un mouvement qui engageait la vie et l’énergie de milliers de gens. Sa demande – obtenir du pouvoir impérial dominant dans le monde l’indépendance – avait des conséquences politiques énormes. En tant que journaliste et organisateur, son autorité n’était dépassée que par celle de Tilak. En tant qu’inspirateur des révolutionnaires, son influence était sans égal. Et pour les politiciens comme pour les révolutionnaires, c’était un moment de crise. Les terroristes avaient frappé à Narayangarh et la police était sur leurs traces. Le Congres s’était divisé et les Extrémistes couraient le risque de se voir exclure de l’organisation. On peut donc affirmer que lorsque Sri Aurobindo quitta Surat, il devait avoir en tête de nombreuses préoccupations. Or voilà que maintenant, de ses propres dires, son esprit « était plein d’un éternel silence ». L’expérience du brahman impersonnel se maintint inchangée plusieurs mois. En fait comme il l’expliquera plus tard, elle continua des années, de telle sorte qu’en 1936 il put écrire que « c’est là, bien que fusionné avec d’autres réalisations ».
Comment un biographe traite-t-il une affirmation semblable ? Jusqu’à ce point de la vie de Sri Aurobindo, Peter Heehs avait été capable de satisfaire l’esprit critique des lecteurs et leur exigence d’objectivité. Mais dès lors que Sri Aurobindo parle de ses expériences, la vérification n’est plus possible. Et pourtant Peter Heehs sait bien que d’ignorer la vie spirituelle de Sri Aurobindo serait ignorer la part la plus importante de sa vie. Il essaie donc dans le livre de raconter ces expériences en utilisant ce que Sri Aurobindo en a dit, sans les transformer ou les réduire à des données psychanalytiques ou sociales.
On sera donc surpris d’apprendre que ce livre a suscite un tollé en Inde. Certaines personnes sont si scandalisées qu’elles tentent de faire interdire la publication du livre ici. Une pétition circule, accusant le livre de « dégrader la dignité et la stature de Sri Aurobindo » et utilisant un argument massif et confondant, à savoir « qu’un étranger ne pourra jamais comprendre la spiritualité indienne et les gurus spirituels de l’Inde ». Sans doute la plupart de ces personnes n’ont-elles pas lu le livre. Il est très possible, d’ailleurs, que des disciples sincères aient été choqués par quelques-unes des analyses de Peter Heehs, par exemple sa critique de certaines œuvres poétiques de Sri Aurobindo, ou bien ses remarques sur son attitude en tant que mari. Mais il est probable que ce ne sont pas ces personnes-là qui protestent. Celles-là savent bien que Sri Aurobindo est trop vaste pour être diminué par l’un ou l’autre point de vue, interprétation, ou éventuelle erreur de compréhension.
Pour moi je n’ai trouvé que de nouvelles choses sur Sri Aurobindo à apprendre et à admirer.
Ce qui est étonnant c’est que pas mal de livres écrits par « d’éminents historiens » indiens de gauche, et même des livres qui sont utilisés dans les écoles, font une peinture de Sri Aurobindo extrêmement péjorative. Je me souviens avoir lu dans un de ces livres (que l’on présente comme un ouvrage de référence sur la lutte pour l’indépendance) que Sri Aurobindo s’était « enfui » à Pondichéry par « peur » des Anglais. A ma connaissance, personne n’a essayé de faire interdire ce livre…
Christine Devin